Laïcité

            Retour d'inspection sur ces terres lunaires, Arlequin, empereur, apparaît sur scène, pour une conférence de presse. Quelles merveilles a-t-il vues en traversant des lieux aussi extraordinaires ? Le public attend de grandes extravagances.

Non, non, répond-il aux questions qui le pressent, tout est partout comme ici, en tout identique à ce que l'on peut voir à l'ordinaire sur le globe terraqué. Sauf que changent les degrés, de grandeur et de beauté.

Déçus, les auditeurs n'en croient pas leurs oreilles : Ailleurs diffère sûrement ! N'a-t-il donc rien su observer au cours de son voyage ? D'abord muets, stupéfaits, ils se mettent à remuer, alors qu'Arlequin répète doctement sa leçon : rien de nouveau sous le soleil ni dans la lune. La parole du roi Salomon précède celle du potentat satellite. Rien de plus à dire, pas de commentaire.

Royal ou impérial, qui détient le pouvoir ne rencontre, en effet, dans l'espace, qu'obéissance à sa puissance, donc sa loi : le pouvoir ne se déplace pas. Lorsqu'il le fait, il avance sur un tapis rouge. Ainsi la raison ne découvre, sous ses pas, que sa règle.

Hautain, Arlequin toise les spectateurs avec un mépris et une morgue ridicules.

Au milieu de la classe qui devient houleuse, quelque bel et mauvais esprits se lève tend la main pour désigner le manteau d'Arlequin.

·        Hé ! crie-t-il, toi qui dis que tout est partout comme ici, veux-tu nous faire croire aussi que ta cape est en toute pièce la même, par exemple devant comme au fondement?

Ebranlé, le public ne sait plus s'il faut se taire ou rire et, de fait, le vêtement du roi annonce l'inverse de se qu'il prétend. Bigarrure composite, faite de morceaux, en haillons ou lambeaux, de toutes tailles, mille formes et couleurs variées, d'âges divers, de provenances différentes, mal faufilés, juxtaposés sans harmonie, sans attention portée qu voisinages, reprisés selon les circonstances, à mesure des besoins, d'accidents et de contingences, montre-t-elle une sorte de mappemonde, la carte de voyage du comédien, comme une valise constellée de marques ? Ailleurs alors, n'est jamais comme ici, nulle pièce ne ressemble à aucune autre, aucune province ne saurait se comparer à telle ou telle et toutes les cultures différent. La houppelande portulan dément ce que prétend le roi de la lune.

            Voyez de tous vos yeux ce paysage zébré, tigré, nué, moiré, chamarré, chagriné, fouetté, lacunaire, ocellé, bariolé, déchiré, à lacets noués, à bonnets croisés, à franges mangées, partout inattendu, misérable, glorieux, magnifique à couper le souffle et faire batte le coeur.

            Puissante et plate, la parole règne, monotone, et vitrifie l'espace ; superbe de misère, le vêtement, improbable, éblouit. L'empereur dérisoire, qui répète comme un perroquet, s'enveloppe d'une carte du monde à multiplicités mal accolées. Verbe pur et simple, robe composite et mal assortie, chatoyante, belle comme une chose : que choisir ?

            - Te vêts-tu du routier de tes voyages ? dit aussi le bel esprit perfide.

            Tout le monde rit. Voici le roi pris et déconfit.

            Arlequin a vite deviné la seule issue au ridicule de sa posture : il n'a plus qu'à ôter ce manteau qui le dément. Il se lève, hésitant, regarde le public, puis regarde à nouveau son manteau, comme saisi de vergogne. La salle rit, un peu sotte. Il prend son temps, on attend. L'Empereur de la Lune se décide enfin.

            Arlequin se déshabille ; après beaucoup de grimaces et de contorsions maladroites, il vient de laisser tomber à ses pieds le manteau bigarré.

            Une autre enveloppe nuée apparaît alors : il portait une seconde loque sous le premier voile. Interloquée, la salle rit encore. Il faut donc recommencer, puisque la deuxième enveloppe, semblable au manteau, se compose de nouvelles pièces et de vieux morceaux. Impossible de décrire la deuxième tunique sans répéter, comme une litanie : tigrée, nuée, zébrée, constellée…

            Arlequin, continue donc de se déshabiller. Une autre robe moirée, une nouvelle tunique chamarrée, ensuite une sorte de voile strié, successivement paraissent, et encore un collant ocellé bariolé… La salle s'esclaffe, de plus en plus stupéfaite, Arlequin n'en vient jamais à son dernier costume, alors que l'avant-dernier ressemble autant qu'on le veut à l'antépénultième : bigarré, composite, déchiré… Arlequin porte sur lui une couche épaisse de ces manteaux d'Arlequin.

            Indéfiniment, le nu recule sous les caches et le vivant sous la poupée ou la statue gonflée de chiffons. Certes, le premier manteau fait voir une juxtaposition de pièces, mais la multiplicité, le croisement des enveloppes successives impliquées la montrent et la dissimulent aussi. Oignon, artichaut, Arlequin n'en fini pas d'effeuiller ou d'écailler ses capes nuées, le public n'arrête plus de rire.

            Tout à coup, silence ; le sérieux, même la gravité descendent dans la salle, voici le roi nu. Enlevé, l'écran dernier vient de tomber.

            Stupeur! Tatoué, l'Empereur de la Lune exhibe une peau bariolée, donc le bariolage bien plus que la peau. Tout le corps ressemble à une empreinte digitale. Comme un tableau sur une tenture, le tatouage, strié, nué, chamarré, tigré, damassé, moiré, fait obstacle au regard, autant que les habits ou les manteaux qui gisent à terre.

            Que l'ultime voile tombe et le secret se livre, tout aussi compliqué que l'ensemble des barrières qui le protégeaient. Même la peau d'Arlequin dément l'unité prétendue par son dire, puisqu'elle est, aussi, un manteau d'Arlequin.

            La salle essaie de rire encore, mais elle ne le peut plus: il faudrait peut-être que l'homme se dépouille ; sifflets, lazzis… peut-on demander à quiconque de s'écorcher soi-même ?

            La salle a vu, elle retient son souffle, on entendrait une mouche voler. Arlequin n'est empereur, même dérisoire, Arlequin n'est Arlequin, multiple et divers, ondoyant et pluriel, que lorsqu'il s'habille et se déshabille : nommé, titré parce qu'il se protège, se défend et se cache, multiplement, indéfiniment. Brutalement les spectateurs, ensemble, viennent percer à jour le mystère.

            Le voici maintenant dévoilé, livré sans défense à l'intuition. Arlequin est hermaphrodite, corps mêlé, mâle et femme. Scandale dans la salle, bouleversée jusqu'aux larmes. L'androgyne nu mélange les genres sans qu'on puisse repérer les voisinages, lieux ou bords où s'arrêtent et commencent les sexes : homme perdu dans une femelle, femme mêlée à un mâle. Voilà comment il ou elle se montre : comme un monstre.

            Monstre ? Sphinx, bête et fille ; centaure, mâle et cheval ; licorne, chimère, corps composite et mélangé ; où et comment repérer le lieu de la soudure ou du coupage, le sillon où le lien se noue et se serre, la cicatrice où se joignent les lèvres, la droite et la gauche, la haute et la basse, mais aussi l'ange et la bête, le vainqueur vaniteux, modeste ou vengeur et l'humble ou répugnante victime, l'inerte et le vivant, le misérable et le richissime, le plat sot et le fou vif, le génie et l'imbécile, le maître et l'esclave, l'empereur et le paillasse. Monstre, certes, mais normal. Quel semblant écarter, maintenant, pour connaître le lieu de jonction ?

            Arlequin-Hermaphrodite se sert de ses deux mains, non point ambidextre mais gaucher complété, on le vit bien, adroit même à gauche, lorsqu'il se déshabillait, ses capes virevoltant des deux côtés. Des charmes d'enfance mêlées à des rides propres aux vieillards font que l'on se demandait son âge : adolescent ou barbon ? Mais surtout quand apparurent la peau et la chair, tout le monde découvrit son métissage : mulâtre, câpre, eurasien, hybride en général et de quel titre ? Quarteron, octavon ? Et s'il ne jouait point au roi, même de comédie, on aurait envie de dire bâtard ou mâtiné, croisé. Sang-mêlé, marron ou marronne, coupé.

            Le monstre courant, tatoué, ambidextre, hermaphrodite et métis, que pourrait-il nous faire voir, à présent sous sa peau ? Oui, le sang et la chair. La science parle des organes, de fonctions, de cellules et de molécules, pour avouer enfin qu'il y a beau temps que l'on ne parle plus de vie dans les laboratoires, mais elle ne dit jamais la chair, qui, tout justement, désigne le mélange, en un lieu donné du corps, ici et maintenant, de muscles et de sang, de peau et de poils, d'os, de nerfs et de fonctions diverses, qui mêle donc ce que le savoir pertinent l'analyse. La vie joue au dés ou bat les cartes. Arlequin découvre pour finir sa chair. Mélangés, la chair et le sang mêlé d'Arlequin ressemble encore à s'y m'éprendre à un manteau d'arlequin.

            Depuis déjà longtemps, de nombreux spectateurs avaient quitté la salle, fatigués de coups de théâtre manqués, irrités de ce virage de la comédie tragique, venus rire et déçus d'avoir dû penser. Certains même, savants spécialistes sans doute, avaient compris, pour leur propre compte, que chaque portion de leur savoir ressemble, ainsi, au manteau d'Arlequin, puisque chacune travaille à l'intersection ou à l'interférence de plusieurs autres sciences et presque de toutes, quelquefois. Ainsi leur académie ou l'encyclopédie rejoignait formellement la comédie de l'art.

            Or donc, quand tout le monde eut le dos tourné, que les quinquets donnaient des signes de faiblesse, et qu'on sentait que l'improvisation, ce soir, s'achevait en four, quelqu'un jeta soudain un appel, comme si de nouveau se jouait en un lieu où tout s'était, ce soir-là, répété, de sorte que le public en entier, retourné d'un seul coup, jeta tous ses regards, ensemble, vers la scène, violemment illuminée par les derniers feux mourants de la rampe :

Pierrot! Pierrot! S'écria-t-il, Pierrot lunaire!

A la place exacte de l'Empereur de la Lune se dressait alors une masse éblouissante, incandescente, plus claire que pâle, plus transparente que blafarde, liliale, neigeuse, candide, pure et virginale, toute blanche.

Pierrot! Pierrot! Criaient encore les sots, lorsque le rideau tomba.

Ils sortaient en demandant :

Comment les mille couleurs du bariolage peuvent-elles se résoudre dans leur somme blanche ?

De même que le corps, répondaient les doctes, assimile et retient les diverses différences vécues pendant les voyages et revient à la maison métissé de nouveaux gestes et d'autres usages, fondus dans ses attitudes et fonctions, au point qu'il n'en croit rien, pour lui, ne changea, de même le miracle laïque de la tolérance, de la neutralité bienveillante, accueille, dans la paix, tout autant d'apprentissages pour en faire jaillir la liberté d'invention, donc de pensée.